Début des années 60 du siècle dernier, j’ai fait la connaissance d’un jésuite espagnol venu à Tunis sur les traces de l’un de ses compatriotes catalans, Anselmo Turmeda, jésuite lui aussi avant d’abjurer sa foi et qui est venu en 1385 s’installer dans notre capitale où il reçut le meilleur accueil et où il finit par être admis dans la cour du sultan de l’époque dans laquelle il fut chargé de la correspondance officielle avec les souverains européens dont il maîtrisait le parler. C’est ainsi que j’appris que le sanctuaire de poche surmonté d’une petite coupole aménagé à la sortie du souk des selliers, à Tunis, avait été érigé dans le périmètre d’un cimetière depuis très longtemps disparu (jabbanèt es-slasel), pour abriter la dépouille de Turmeda, alias Sidi Touhfa (Abdallah Tourjman, son patronyme de converti), en référence au titre d’un ouvrage qu’il rédigea à la gloire de l’islam (Touhfat-el-arib firrad ala ahl es-salib, ce qu’on pourrait traduire par «Le présent du lettré en réponse aux partisans de la Croix» ).
De la suprématie présumée de l’espèce humaine
Poussant la curiosité un peu plus loin, j’ai découvert qu’à la fin de sa vie, en 1509, le prêtre défroqué a écrit un autre ouvrage au titre non moins intriguant : «La dispute de l’âne avec Fra [frère] Anselmo», dans lequel l’auteur se met en scène face à un âne pour débattre de la question de la suprématie présumée de l’espèce humaine, l’animal récusant les arguments de son contradicteur, l’acculant à la fin à une réponse qui ne vaut que pour ceux qui veulent bien y croire lorsque, selon le dogme chrétien, Dieu voulut s’incarner, il choisit d’être un homme (le Christ) et non un animal.
Fin du premier épisode
Il y a deux semaines, «feuilletant» l’écran de mon poste TV à la recherche d’une halte intéressante, je suis tombé en plein reportage sur une chaîne très «sélect» qui parlait de la place de l’âne dans le vécu catalan. Après avoir rappelé les traits distinctifs de la race locale de cet «animal de robe noire aux os solides et au corps massif, de caractère docile et au cœur noble», le documentaire rappelle que le «ase català» était en voie d’extinction après la motorisation de l’agriculture quand, dans les années 70, de jeunes écolos ont lancé une campagne sous forme d’autocollants pour la sauvegarde de la lignée qui est associée dans la conscience catalane à l’identité locale. La représentation de l’âne, retouchée par plusieurs artistes, a fini par atterrir sur le drapeau catalan comme emblème de la communauté régionale.
Et voilà comment, par-dessus les ans, s’est éclairci dans ma tête le mystère d’un dialogue dont je ne saisissais pas le lien entre les protagonistes.